Presse

Heroes

LIBÉRATION

Juillet 2016

RADHOUANE EL MEDDEB UN PEU PERDU DANS L’ESPACE

Le chorégraphe a présenté au Festival de Marseille la version longue de «Heroes», pièce minimale et inspirée qui avait électrisé le CentQuatre l’automne dernier.

A première vue, c’est un bordel organisé où s’entrechoquent des playlists salsa et des bribes de rap. Où le wannabe circassien vient s’entraîner dans le même mètre carré que le génie du foot freestyle entre deux coupoles de hip-hop. Dans les grands jours, et il y en a souvent, la nef Curial du CentQuatre (l’établissement culturel parisien) est pleine à craquer. Les danseurs s’en accommodent, chacun dans sa bulle, soignant son petit périmètre d’activité. Il fallait prendre le temps de bien regarder pour y voir autre chose. Par exemple, la métaphore d’une planète bruyante bientôt surpeuplée dans laquelle il va falloir coexister, c’est à dire apprendre à se partager l’espace et les denrées. Dans Heroes, prélude, présenté au CentQuatre à l’automne dernier, le geste du chorégraphe Radhouane El Meddeb était aussi minimal qu’inspiré. Vidons la gigantesque nef Curial, gardons dix jeunes danseurs de hip-hop coutumiers des lieux, ne touchons rien à leur gestuelle mais rétrécissons simplement l’espace de jeu en un tapis de danse de 3 m2. Comme un concentré. Magnifique changement d’échelle, presque un zoom arrière, qui donnait la sensation d’observer le fourmillement des villes depuis la stratosphère. Les vingt minutes que duraient la pièce filaient comme une comète sur la musique incessante de Philip Glass, contre laquelle les danseurs de krump, de popping, de voguing tentaient de résister, s’organisant autant que possible pour continuer à bouger énergiquement sans se heurter. Wahou. C’était abstrait, pétaradant de couleurs, innervé de flux divers et ça parlait de la bombe démographique, de la pressurisation de l’espace, de individualisme et de la réorganisation des sociétés. Presque une danse d’anticipation, un scénario utopique. Mais ça, c’était avant.

Depuis, le petit Heroes, prélude est devenu grand. C’est aujourd’hui une pièce d’un peu plus d’une heure, dont le désormais très énergique Festival de Marseille (piloté par Jan Goossens) vient de présenter la première. Il y a le plaisir de découvrir une composition musicale en patchwork comme inspirée de l’univers sonore de la nef Curial. Celui aussi de retrouver ces étranges justaucorps en lycra bariolés (en rupture totale avec le folklore streetdance). Mais également la déception de voir le principe de flux continu, de découpe radicale de l’espace, perturbé. C’est comme si la mécanique était amochée. Dans la version courte, le micro tapis de danse avait presque un air de centrifugeuse : dès que les danseurs le franchissaient, ils étaient projetés dans le fracas. En quelque sorte, l’espace donnait le rythme. Dans la version longue, il faut attendre de voir passer de (trop) longs solos, dans un espace éclaté, avant de voir le propos se clarifier. L’esquisse est parfois plus puissante que le tableau… Mais il ne vole pas, néanmoins, les tonnerres d’applaudissements déclenchés dans la salle du Ballet national de Marseille, une salle mixte comme il est rare d’en apprécier.

Ève Beauvallet

DANSER CANAL HISTORIQUE

Juillet 2016

Une fois n’est pas coutume : notre commentaire de la pièce Heroes, que Radhouane El Meddeb vient de créer au Festival de Marseille s’intéressera d’abord aux costumes. Les neuf danseurs y portent des académiques, aux couleurs flashy, comme on n’en imagine plus que dans des programmes de répertoire de Merce Cunningham. Rien d’anodin dans ce choix, qui affiche haut et clair, et non sans ironie, un marquage stylistique dans le pur canon contemporain historique.

De la même manière, on pourrait évoquer la (belle) musique d’Heroes, création sonore de Frédéric Deslias. Ses accents de cavalcade enivrante, comme rutilante et répétitive, éveillent les souvenirs d’un Philip Glass, renvoyant peu ou prou à ce même univers artistique des fondamentaux contemporains. Pourquoi donc ces remarques ? Parce que les danseurs (dont deux jeunes filles) réunis dans Heroes ne sont pas d’obédience contemporaine, mais hip-hop.

Radhouane El Meddeb a observé leurs évolutions quotidiennes, toute la journée au vu de tous, sur la dalle de la grande rue centrale du Centquatre. Lui-même est un artiste associé de cet établissement culturel phare du 18e arrondissement de Paris. Nous serions donc dans le cas de figure bien connu, où un chorégraphe contemporain compose une pièce stylistiquement hybride, à destination de danseurs hip-hop : c’est par exemple la spécialité du festival Suresnes Cités Danse.

Or il n’en est rien. Heroes ne sacrifie pas aux techniques ou à la stylistique hip-hop. De cette dernière, on ne relèvera que des traces fugitives, dans quelques éléments de vocabulaire gestuel, ou d’accentuations, parmi les interprètes. Heroes déplace radicalement ces derniers vers un territoire qui n’est pas celui de leurs origines et de l’excellence qu’ils y entretiennent inlassablement.

A partir de quoi, le débat est ouvert. A considérer le verre à moitié vide, on accusera le chorégraphe contemporain d’imposer avec arrogance l’autorité de son écriture savante, gommant l’identité de ses interprètes. On pourra le soupçonner de colonialisme culturel, en même temps que d’enferment hautain dans son héritage propre. A considérer le verre à moitié plein, on remarquera que l’approche contemporaine de Radhouane El Meddeb tient beaucoup plus d’un devenir que d’un étiquetage, déjà  en ce qui concerne son propre parcours : comédien, il est venu tard à la danse, s’y faufilant par la voie de soli autofictionnels. Rien d’académique dans ce legs.

Quant aux danseurs de Heroes, on admettra que rien ne les a forcés à s’engager dans ce projet hors du commun. On observera alors le résultat : leur excellence les rend capables de se déployer avec aisance dans un univers stylistique qui n’est pas le leur. Il y a comme une affirmation émancipatrice à les voir aptes à s’affranchir de la reconduction obligée des codes de leur milieu habituel. Cette aptitude valide la richesse de leurs acquis artistiques, engrangés au ras du béton et dans les cercles des battles.

On a déjà vu Radhouane El Meddeb emprunter pareil chemin escarpé. En 2013, à propos du sujet très délicat de l’accident au trapèze, il réalisait le magnifique duo Nos limites pour de jeunes artistes du nouveau cirque. C’en était confondant de profondeur poétique, alors qu’au même moment, ces mêmes artistes, traitant du même sujet sous la conduite d’un des plus grands noms actuels du cirque, débouchaient sur une réalisation plate et standard.

Toutes ces considérations une fois posées, il reste à regarder la pièce Heroes pour ce qu’elle est, dans son style contemporain. Et elle est sans reproche. Au centre de la scène a été surélevé un petit plateau scénique. Une bonne partie de la chorégraphie consiste à orchestrer les dynamiques d’accès à ce plateau, ou de retrait, dans un jeu entre extérieur et intérieur. Ne serait-ce la configuration parallélépipédique de la chose, on n’est peut-être pas si loin de l’une des dynamiques qui, dans les battles, se joue en cercle.

Là serait l’une des idées assez géniales d‘Heroes, qui s’enrichit de la donnée objective de l’exiguïté de ce plateau, qui pose le problème de parvenir à y tenir tous ensemble et y danser. C’est finalement électrique, jamais épuisé, avec une très généreuse plasticité pulsative des énergies. Cet allant communicatif tranche avec le fait qu’une bonne part de la gestuelle se plait à une fine culture du détail discret, en petits balancés, bassins tenus, balayages répétitifs mesurés, délicatesse des segmentations de membres, légèreté des chaloupés, des frappes. Il y a de l’accent et de la dilution. Du lisse et du frippé.

Heroes respire, essaime, s’ébouriffe parfois avec la rapide allégresse de feux-follets. Sans rien d’appuyé, une ligne dramaturgique circule souterrainement dans tout cela, qui questionne la relation entre les filles et la masse des garçons dans ce collectif. Subtilement, par attentes, regards, observations, immobilités, il semblerait que si défi il y a, il réside plutôt dans cette relation de genre, que là où la danse hip-hop canonique la met en scène volontiers du côté de l’affrontement viril. Il ya quelque chose de l’agilité du lièvre, dans la façon dont El Meddeb soulève ce lièvre-ci.

Gérard Mayen